Il y a une dizaine d'années, mon ami Philippe-Samuel m'apprenait la découverte d'un recueil disparu de poèmes et dessins de Tristan Corbière : L'album Roscoff - Louis Noir, qui avait appartenu à Jean Moulin. En décembre 2013, la publication de cet album m'enchanta. Je n'oserais dire que Corbière est le poète que je préfère, mais sans doute est-il celui qui me touche le plus. Comment expliquer que j'entretienne avec lui un dialogue et une complicité qui dépassent la littérature, tout en m'y rattachant par des fibres équivalentes dans la manière d'écrire "en dehors de l'humaine piste" ? Quand, en 1976, j'avais rédigé mon mémoire de maîtrise de Lettres modernes, Tristan Corbière La fin et le commencement, j'avais ressenti ces ondes de rapprochements, comme jamais jusqu'alors, ni depuis. Ne voilà-t-il pas qu'en janvier 2022 le même Philippe-Samuel m'annonce qu'un nouvel album du "Poète sauvage, avec un plomb dans l'aile" venait de réapparaître - effet de bombe ! - à Bologne. En même temps, il m'envoie le dossier élaboré par Benoît Houzé, le découvreur de "l'album noir", magnifique éclaireur du domaine corbiérien, qui s'est empressé de dévoiler et décrypter les planches de ce nouvel album. Autant parler d'un chef-d'œuvre. S'agit-il vraiment d'un ou de trois albums, de dessins ou de caricatures, de politique ou de témoignage, là n'est pas le sujet ? L'art éclate, explose dans l'exposition des vingt-quatre planches où Corbière peint et décrit un défilé de vingt-quatre personnages clés, symboles de la Commune de Paris. Plus exactement, chacun incarne la Commune vaincue, martyrisée et passée "à la barre" du tribunal d'injustice. Corbière dessine comme il écrit, en Goya sarcastique, Ensor carnavalesque et démasqué au-delà de l'empathie. Il tait son message : tous innocents, parias, comme lui, irréductibles contumaces de leur vie, incapables de justifier quoi que ce soit. Il donne par contre la parole à ses merveilleux modèles. L'un se définit comme "membre de la Commune pour l'émancipation de la femme", un autre comme "tête de Saint-Pierre pour artisses", une autre comme "maîtresse de pension et d'accusé" et sa pareille comme "une vestale défleurie par Monsieur Pruhomme et Saint-Simon" . Quant à celui qui s'identifie comme "cadavre", il ressemble à un portrait craché du poète dans la cour des miracles communards. L'émotion atteint son paroxysme, sous les coups de boutoir d'un humour charbonnier. Sa braise ardente m'a brûlé le cœur. Je ne connais pas de représentation picturale plus bouleversante de cette révolution éclair, écrasée dans un bain de sang. Corbière tient tous les langages, y compris l'international qu'il hisse à l’étage d’un grand café de rue, sous les traits d'un homme fier, debout à sa fenêtre grande ouverte. Les mains dans les poches, ce costaud buriné, dans un vêtement d’intérieur qui enveloppe des genoux jusqu’aux oreilles sa corpulence, semble hésiter à entonner "ça ira !", le vieux refrain révolutionnaire dont on connaît trop bien l’issue. Oh ! mon imaginaire déborde du cadre du court poème Corbière avec, ici extrait de mon recueil Amour ci conte, Poèmes des dieux. Puissent les ailes d'hirondelle de ce poème d'amour effleurer celles, dessinées par Tristan Corbière, pour les lèvres de Rosalba, dont la rose rouge au front invite à célébrer les communards d'hier et d'aujourd'hui, "en remords par-dessus bord".
CORBIÈRE AVEC
Telle aux ailes d’hirondelle
Te le dire je t’adore
A me couper en rondels
Le redire te redore
En paroles de Corbière
Qui t’éclairent pour éclore
A l’ocre et l’ancre de mer
Jaune d’or jetée aux vers
En remords par-dessus bord
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